Un dur
- On m’a dit tant de bien de vous, on m’a dit que vous étiez un détective si efficace, que j’ai décidé de m’adresser à vous pour vous faire une proposition.
Je ne résiste pas à un compliment. Et l’ambiance lourde du bureau peut transformer d’aimables paroles de circonstance en un moment de pure magie. Je m’attendris, sans perdre le Nord. Je suis un gros dur en dehors, un enfant en quête d’affection en dedans. En apparence, je ne me laisse jamais abattre. Mon devoir n’admet pas l’extériorisation des petites faiblesses humaines. Il est indispensable de faire bonne impression sur le client, ce qui passe par le respect de l’image de marque que je prétends imposer de moi-même. Personne ne remarque mes hésitations, l’éclat de mes yeux un peu terni, le tremblement de mes lèvres. Je me reprends vite, lorsque je suis ému. Personne ne s’aperçoit de rien.
- Je confirme. Je suis bon dans ma partie. Mais je me fais payer en conséquence.
- L’argent n’a pas d’importance. J’ai quelques économies. Elles devraient suffire.
- Parfait. C’est un excellent point de départ. Votre mari écrit quoi, concrètement ? Des romans, des pièces de théâtre, des livres sur la comptabilité, l’informatique, la psychologie ? Quoi ?
- Il est romancier, en effet.
- Des romans d’amour, de guerre, des policiers…
- Des romans d’amour.
- L’érotisme, le couteau et la bassine, la corde…
- De véritables romans d’amour.
J’ai tout de suite été curieux de lire quelque chose de cet Aureliano Viegas. Contrairement à l’idée qu’on peut se faire d’un détective, je lis de préférence des romans d’amour et non des policiers, par exemple. Quatre-vingt-dix pour cent des cas traités par mon agence sont des joutes amoureuses. Et si ces romans d’amour étaient véritables… l’écrivain en question venait de se faire un lecteur potentiel.
- Hum ! J’espère que vous n’êtes pas une épouse trahie de plus, désireuse de savoir avec quelle nana votre mari s’envoie en l’air. Parce que si c’est le cas, nous en resterons là. Pour le moment, ça ne m’intéresse pas. Je viens de résoudre un problème de ce genre et j’en ai un semblable entre les mains. Pour un professionnel de mon envergure, c’est fatiguant et peu créatif d’être toujours aux prises avec des enquêtes clonées les unes sur les autres.
- Rassurez-vous. Ce n’est pas un problème de cet ordre. Je préfèrerais ça.
- Pourquoi ? Vous n’êtes pas jalouse ?
- Absolument pas.
- C’est rare. Il vit de ce qu’il écrit, votre mari ?
- Il est professeur de portugais dans l’enseignement secondaire. Il écrit pendant ses heures de loisir. Essayiste le dimanche, romancier le samedi. Mais il n’y a que dans le roman qu’il se sent auteur.
- C’est bien ce qu’il me semblait. Ils ne sont pas nombreux à vivre de ce qu’ils écrivent. D’après ce que j’entends dire.
- C’est vrai. C’est le sort des écrivains, dans ce pays. Il s’en plaignait amèrement.
- Il se plaignait… Il ne se plaint plus ?
- C’est exactement de ça que suis venue vous parler.
- Je suis toute ouïe.
Júlio Conrado, Desaparecido no Salon du Livre, Bertrand, 2001
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