Trahisons
Elle a pris sa bicyclette contre le mur derrière la maison, elle était presque assourdie par la violence des battements de son coeur. Elle n’avait jamais pris tant de risques. La rue des Peintres lui a paru un long cauchemar, interminable. Le panneau mural d’Ezequiel, où Che Guevara vous regarde droit dans les yeux, se détachait sur les maisons blanches comme un fantôme. Hasta la victoria. Il suffisait que quelqu’un ouvre une fenêtre. Si un chien aboyait, si un ivrogne apparaissait en titubant à un coin de rue. Tout serait perdu. Il suffisait que passe près d’elle une silhouette qui se hâte, à l’aller ou au retour du Centre de Travail, où l’avenir de la réforme agraire cherchait une issue sous la lumière crue de deux lampes fluorescentes. Le propriétaire n’a même pas encore payé le blé de la réserve précédente, que nous avions aussi semé. Alors quelqu’un entrait qui lui chuchoterait discrètement, sans doute désolé pour ce père, un de plus, trahi par les envies inexplicables de cette triste jeunesse.
- Ta fille descendait de chez toi en bicyclette, Bernardo.
Encore plus qu’un gouvernement, c’est un pays qui nous a trahis, c’est l’Histoire. Ce qui nous a trahis, c’est un rêve et un espoir qui n’auraient pas dû avoir de fin. Catarina est tombée au combat, nous avons connu la prison et la torture, et la part qui nous revenait d’une gloire promise est venue un jour où nous chantions cette terre aujourd’hui nôtre. C’était un chemin sûr qui nous amenait de loin, et voilà que maintenant nous ne savons plus où il va, nous doutons presque qu’il ait existé un jour, oui, quand nous sommes seuls nous en doutons. Voilà que les chanteurs ne viennent plus chanter dans les coopératives, que les épiceries ne font plus crédit, voilà que de nouveau s’ouvrent les portes des églises et qu’en sortent les brancards des processions. Notre Dame de la Conceição, faites la pluie et pas le soleil. Si nous rendons la réserve, Bernardo, c’est une nouvelle feuille qui tombe de ce chêne vert qui nous appartient et dont on ne savait plus l’âge, c’est l’automne qui s’avance là où il n’aurait jamais dû se faire sentir. Il nous faudra chanter encore une fois le jour de la remise comme tous les autres, devant les jeeps de la Garde et la gorge nouée, c’est le peuple qui commande, mais comment se fait-il que les paroles aient commencé à perdre leur sens. Comment se fait-il qu’on leur ait volé leur magie rédemptrice, comment se fait-il, Bernardo, que les mots aient perdu leur sens et maintenant nous chantons peut-être pour ne pas pleurer, nous ne savons pas qui nous a trahis. Et ta fille, la fille de Bernardo Formosinho Rosado, roulait à bicyclette déguisée en garçon. Ta fille roulait dans le noir pour rejoindre l’Allemand, pendant que nous nous débattons comme les poissons encore vivants dans les caisses des pêcheurs de Porto Covo, sans savoir où est passé l’air que nous respirions.
Clara Pinto Correia, Adeus, Princesa, , Relógio d’Agua, 1985
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