braconnage
Les trois amis ressemblent à des statues, confondus depuis plusieurs heures avec les arbres tordus, immobiles et patients comme eux. Et à mesure que l’obscurité se retire, dans ce moment gris où la lumière et les couleurs ne se voient pas encore, un décor splendide apparaît peu à peu. Au milieu, fouillant dans la boue (la seule humidité sur des kilomètres, si nous exceptons les petites particules qui vont sécher bientôt à l’intérieur, avec la chaleur du soleil) un couple d’immenses éléphants doublement gris, gris de boue et de leur propre peau épaisse. Plus loin, patientes, quelques gazelles attendent que les énormes bêtes se fatiguent du jeu pour pouvoir elles aussi bénéficier de ce mirage de paradis. Les éléphants sont insouciants, confiants dans leur propre force et dans l’air limpide qui ne leur apporte rien d’autre que l’odeur des gazelles impatientes. S’ils avaient fait plus attention ils auraient vu luire, un court instant, le canon de l’arme de Suzé Mantia faisant signe à ses compagnons. Insouciants comme ils sont, ce ne sont même pas des adversaires mais seulement deux monstres boueux d’où sortent deux énormes et belles paires de défenses d’ivoire.
- Pan ! Le tir de Mantia est sûr, il déchire l’air avec un sifflement aigu et abat le mâle d’un coup. Le femelle voit son compagnon surpris suspendre ses gestes avant de tomber pesamment sur ses quatre pattes désarticulées, muet et mort. Elle émet alors un hurlement prolongé qui fait trembler la terre et étouffe complètement les tirs de João et William (Pan ! Pan ! ), qui lui sont destinés. Ceux-ci n’ont pas été fatals et ont redoublé sa rage face à une audace qu’elle ignore, qui la prive de son compagnon et interrompt son bain.
Elle regarde autour d’elle, les yeux lançant des éclairs, les oreilles grandes ouvertes, la trompe en l’air, en émettant toujours ce bruit effrayant. Quand elle voit d’où vient le défi, et bien qu’elle soit deux fois blessée, elle avance, imparable. Trois coups de feu résonnent encore – Pan ! Pan ! Pan ! – trois tirs imprécis, déjà défensifs, des coups de feu de celui qui les tire avant de tout lâcher pour sauver sa vie. Mais ces derniers coups de feu suffisent car la femelle n’est pas immortelle. Et c’est maintenant son tour d’être surprise, atteinte en pleine charge, incapable de comprendre comment des trous si petits peuvent transformer tant de choses. Et elle ébauche un bref et grotesque ballet avant de tomber lourdement à l’endroit où la boue est sèche et crevassée, soulevant un petit nuage de poussière qui reste à planer en l’air.
Il s’ensuit un pesant silence qui fait la place à l’écho de la tragédie. Les gazelles, avec la délicatesse qui fait parie de leur nature, s’échappent en sauts très élégants. Les oiseaux sont muets d’étonnement. Mantia et les autres récupèrent toujours leur souffle, tremblants, incapables de faire un geste, de se composer une attitude. En quelques secondes, tout a changé dans cette plaine et eux, chaque fois que cela se produit, s’étonnent encore de l’énorme pouvoir qu’ils ont dans les mains.
Puis ils se lèvent rapidement et courent vers ces deux montagnes inertes, des couteaux et des machettes à la main. Ils commencent le travail de boucher qui consiste à détacher l’ivoire blanc et pur de cette masse de boue rayée du rouge vif du sang. Et quand ils terminent, longtemps après, ils sont eux-mêmes ensanglantés et couverts de boue, sur leurs vêtements comme dans leur âme. Leur monstrueux acte odontologique terminé, les corps cachés, ils s’éloignent à la hâte de l’endroit car les coups de feu ont déjà répandu la nouvelle à travers la forêt. Ils abandonnent enfin la place aux quizumbas et aux vautours, qui s’approchent doucement.
João Paulo Borges Coelho, As duas sombras do rio, Caminho, Outras margens, 2003 (2ème édition 2004)
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