Amnésie
Il jeta vers le passé un regard à l’éclat métallique et soupira :
- Ma vie a été dure !
Et, en guise d’illustration, il frappa sur la table avec son verre vide.
- On m’a trouvé sur le versant de l’Himalaya. La décongélation a été lente. Les scientifiques ont calculé que j’avais 57 ans. Je ne me souvenais pas d’avoir été alpiniste, moine ni condamné, je ne me souvenais de rien, en somme. Sauf du froid à la pointe de mes cheveux. Je le sens encore.
- Mais, coupai-je, comment se fait-il que vous vous souveniez du froid et pas du reste ?
- C’est que pour moi, se souvenir c’est sentir, et si je ne sens pas c’est que je ne me souviens pas.
- Peut-être n’êtes vous pas assez chaudement vêtu ?
- On ne peut pas vêtir chaudement une mémoire froide.
- On ne peut pas la vêtir chaudement, je suis d’accord, mais on peut la réchauffer. Essayez de faire remuer cette mémoire ! Ne restez pas sans bouger.
- Ma mémoire tient en un seul point. Et lorsqu’elle remue elle n’en dévie pas. C’est le point du froid.
- Je comprends. C’est le point de congélation. Si c’est ça, comment êtes-vous capable de maintenir cet équilibre sans bouger ?
- Moi, je bouge. C’est le froid qui ne bouge pas.
- Avec qui suis-je en train de parler ?
- Avec le froid. A un point déterminé de son territoire. Enlevez-moi cet Himalaya de là.
- Je compatis, mais ce n’est pas facile. Attendez le dégel.
- Oh, ce n’est encore pas ça le pire. J’ai un cancer de la pointe des cheveux !
- Mais alors… pourquoi ne les coupez-vous pas ?
- Parce que si je le fais, il serait plus près de la tête.
- Il y a une certaine logique là-dedans!
- Oui, la logique est indemne.
Dimíter Ánguelov , Furacão no labirinto, Europa-America, 1996