Archive pour décembre, 2010
Soir de Noël
Photographie Dimíter Ánguelov
Il était près de minuit et l’homme était encore assis au comptoir, à boire du brandy. Les tables étaient inoccupées et de moins en moins de gens entraient. Seuls s’attardaient ceux qui venaient acheter des gâteaux, du vin et des boites de chocolats qui faisaient plaisir à voir dans leurs jolis emballages. C’était jour de fête.
Donc, le peu de temps où les clients restaient là, l’homme qui buvait du brandy au comptoir, à les voir et à les entendre, sentait une chaleur humaine et, un instant, il avait l’impression qu’il allait les accompagner à la fête.
A présent les entrées d’acheteurs de joie s’espaçaient. Il n’y avait plus de gâteaux des rois. Jusqu’à ce qu’entre une femme, encore jeune, qui acheta deux sandwichs, l’air distrait, ne remarquant rien de ce qui se passait autour d’elle.
L’homme qui buvait du brandy au comptoir pressentit que cette femme pouvait être une compagnie car, comme lui, elle n’avait pas de fête prévue ce soir-là. Il pensa même à lui offrir une des boites colorées pleines de chocolats qui décoraient la vitrine. Mais combien coûte une boite de chocolats, combien coûte, sans joie, en gâteaux et en vins, une fête ?
Il la vit sortir, l’air aussi désemparé qu’en entrant. Finalement, une fête, pensa l’homme, ce n’est qu’une marque de l’un des jours du calendrier, qui n’est pas valable pour tout le monde.
Maintenant, le café était vide. Les garçons baillaient, désireux de s’en aller, et regardaient l’homme qui buvait du brandy au comptoir d’un air réprobateur, comme si c’était de sa faute s’ils étaient encore là.
L’homme sentit que la solitude qui l’encerclait était totale.
La ville lui parut subitement déserte. Seul au monde, pensa-t-il. Le froid le transperça. Ne sachant pas où aller, il mit les mains dans ses poches, se courba un peu contre le vent. Et disparut dans le noir, là, au bout de la rue.
Manuel da Fonseca, Conte de Noël source : Projecto vercial
Salut, Nègre !
Salut, Nègre ! […]
Les petits-enfants de tes métis de Blancs et de tes métis d’Indiens
et la quatrième et la cinquième génération de ton sang meurtri
tenteront d’effacer ta couleur !
Et les enfants de ces enfants, en effaçant ton tatouage exécré
n’effaceront pas de leurs âmes ton âme, Nègre !
Père-João, Mère-Noire, Fulô, Zumbi,
nègre fuyard, nègre captif, nègre rebelle,
nègre de Cabinda, nègre du Congo, nègre ioruba,
nègre envoyé au coton des Etats-Unis
à la canne du Brésil,
au joug, au collier de fer, à la cangue
de tous les maîtres du monde,
je comprends mieux encore ton blues,
à cette heure triste pour les Blancs, Nègre !
Salut, Nègre, Salut, Nègre !
Les Blancs qui te tuent se meurent d’ennui, Nègre !
[…]
Il ne suffit pas d’illuminer les nuits des Blancs avec tes airs de jazz,
tes danses et tes éclats de rire !
Salut, Nègre ! Le jour se lève !
Le jour se lève, ou c’est l’éclat de ton rire qui arrive ?
Salut, Nègre !
Salut, Nègre !
Jorge de Lima, (Nordeste), Poèmes Noirs, 1937.
Elle est si belle
Très gracieuse est la demoiselle,
comme elle est belle et jolie !
Dis-le, toi, marin,
qui sur les nefs navigues,
si la nef, si la voile
si l’étoile est aussi belle !
Dis-le, toi, chevalier,
qui sous les armes vis,
si le cheval, si les armes,
si la guerre est aussi belle !
Dis-le, toi, petit pâtre,
qui gardes les troupeaux,
si le bétail, si les vallées,
si la sylve est aussi belle !
Gil Vicente, (v.1465 – 1536) in O Auto da síbila Cassandra, 1503
Bon droit
Il décida que ce terrain en friche était idéal pour ses honnêtes projets. Bon : en friche, pas vraiment, d’autant plus que le sol était parfaitement goudronné et qu’il avait dû traverser une clôture à moitié démolie pour y accéder, mais enfin…. Avec précaution, à pas irréguliers, il traça un carré hypothétique, en prenant le soin de signaler chacun de ses quatre coins avec des canettes de bière remplies de sable, qu’il avait apportées avec lui dans un sac en plastique en prévision. Il regarda le soleil déjà rouge qui descendait au loin sur la mer, et, par rapport à lui, il dessina avec des gestes apparemment rigoureux une ligne imaginaire à l’intérieur de l’espace défini. On commençait à voir clairement que le terrain n’était pas vraiment abandonné et que le seul qui était abandonné des dieux ici, c’était lui. Si c’était bien visible du côté de celui qui était désarmé, on imagine alors ce que ça pouvait être pour ceux qui étaient armés. Ils étaient sept et arrivaient tous règlementairement uniformisés avec un camouflage pour le désert et des armes légères à la main, baïonnette au canon. Quatre d’entre eux, les plus éloignés, se tenaient courbés en position d’attaque, pendant que les trois plus proches avançaient en rampant rapidement vers l’intrus, en une posture qui leur permettait de tirer à chaque instant. Le cercle se ferma en cinq clins d’œil, et l’homme parut sincèrement surpris de cette réception : Vous désirez quelque chose, camarades ? La réponse fut un embrouillamini de gestes et d’ordres contradictoires qui le firent se mettre au garde à vous immédiatement sans qu’il comprît bien pourquoi. Avec la pointe des baïonnettes, les trois premiers soldats le firent tourner sur son axe central, en le piquant légèrement aux poches, aux aisselles et au bas des jambes, à la recherche d’éventuels objets d’attaque. Ils semblèrent être rassurés, mais ne perdirent pas leur vivacité combative ni ne relâchèrent leurs expressions patibulaires : Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu sais pas que c’est une zone militaire ? L’homme regarda autour de lui, cette immense extension vide de terrain battu par de fortes rafales de vent, et prouva son innocence : Quand je suis arrivé, ça n’en était pas une ! Devant l’insistance des questions et surtout des menaces, renforcées par la présence des quatre soldats plus éloignés, il expliqua de mauvais gré : Je prends des mesures pour construire ma maison. Pourquoi ? C ‘est interdit ? Et il ajouta, pour faire disparaître tout doute plus obstiné : Ce sont mes droits de citoyen de la démocratie !
José Mena Abrantes (Angola) Caminhos des-encantados, Caminho, 2000
Pas de miracle…
Bleutée, comme seule une lune argentée sait la refléter, la lumière du soleil se déversait sur la terre, éclairant les formes de gens venus de nulle part et en route pour des destinations encore plus incertaines. Ils cheminaient ainsi depuis des jours, muets et obstinés, persuadés qu’il n’y avait que le mouvement pour assurer la survie de souvenirs qu’à cet instant ils désiraient surtout pouvoir oublier ; faisant fi des informations disant qu’ils étaient désormais en sécurité, que rien ni personne ne leur interdirait de s’asseoir, de parler et de tenter de manger et de boire le peu qui, en fin de compte, finirait par suffire pour tous. Finalement, ils s’arrêtèrent, l’un après l’autre, à mesure que se défaisait la file indienne qu’ils formaient. Une plage immense s’ouvrait devant leurs yeux, empêchant leur progression. La mer était calme et les vagues se déroulaient doucement, presque sans écume. Même s’ils ne s’en aperçurent pas tout de suite, le sable humide les consolait, en quelque sorte, de leurs longues journées de marche. Et ils attendaient, immobiles. Le dernier à apparaître fut un vieillard à la barbe blanche en bataille, appuyé sur une branche fourchue à la base. Il faut continuer, déclara-t-il. L’océan n’est pas un obstacle, assura-t-il devant les airs dubitatifs. Vous n’avez jamais entendu dire : le peuple élu de Dieu peut marcher sur la mer car les eaux se séparent ? Et, joignant le geste à la parole, il avança, résolu. Il perdit un peu l’équilibre, avec le premier reflux, mais reprit presque aussitôt une posture digne. Il avait déjà de l’eau jusqu’à la poitrine, et personne ne voyait s’ouvrir le chemin promis. De deux choses l’une, commenta le jeune homme arrivé le premier sur la plage, soit nous ne sommes pas le peuple élu, soit Dieu ne s’est pas encore rendu compte que nous étions là. Soit il n’existe pas, gémit un autre sous la douleur allumée par le sel dans les profondes balafres sanglantes qui déchiraient ses pieds nus. Du vieillard, on n’apercevait déjà plus que le bâton fourchu à la base, qui flottait au gré des vaguelettes. Peut-être qu’il n’en a plus besoin, risqua le même jeune, que les eaux le soutiennent.
José Mena Abrantes, ( Angola) Caminhos des-encantados, Caminho, Lisbonne, 2000.
Deux nouvelles de ce recueil seront publiées en janvier 2011 dans la revue Black Herald Press, en portugais et en français.