Lusopholie

Lettres, poésie et musique lusophones

Le professeur de latin

Classé dans : - XIXème siècle,littérature et culture — 8 décembre, 2010 @ 7:52

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Júlio Dinis

Et c’était monsieur Bento Pertunhas, personnage important de la région, à l’intelligence et la sollicitude duquel étaient confiées plus d’une charge. Outre le fait qu’il exerçait, de façon intérimaire permanente, comme souvent la fonction d’intérimaire est permanente dans notre pays, le métier qu’il appelait « directeur de la poste », il possédait l’une des chaires de latin et de latinités à l’aide desquelles on cherche au Portugal à fomenter dans les départements ruraux le goût pour les lettres anciennes ; il était aussi régisseur et directeur de la philharmonique du pays, décorateur de l’église les jours de fêtes, répétiteur de « autos » et intermèdes populaires, et, lorsque Dieu le voulait, également auteur de quelques-uns.
[…]
Afin de couper court à la divagation que l’homme avait entreprise au sujet d’un certain voyage à Lisbonne, Henrique lui demanda si le courrier n’était pas encore arrivé.
– Vous savez bien que non, Excellence, répondit monsieur Bento Pertunhas ; mais il ne devrait pas tarder. S’il marchait vite, l’homme qui va chercher la malle en ville pourrait déjà être là. Tous ces gens, que vous voyez à la porte, Excellence, l’attendent. Aujourd’hui, qu’arrivent les lettres du Brésil, tout le monde ne parle que de ça. Ils mettent ma patience à bout. C’est un enfer ! J’occupe ce poste en tant qu’intérimaire, l’employé étant paralytique ; parce que je suis professeur de latin.
- Ah ! … Ne pas pouvoir suivre sa vocation !

- Vous n’avez quand même pas trop à vous plaindre. Cultiver les lettres latines doit vous procurer des satisfactions ; parce qu’enfin, pour qui a la fibre artistique, la lecture des poètes est déjà une consolation contre les aigreurs de la vie.
Maître Pertunhas fixa Henrique, les yeux écarquillés.

- Les poètes ? Les poètes latins ? Elle est bien bonne ! Alors vous pensez qu’on peut apprécier de les lire ? Hélas, mon cher monsieur, pour moi j’en ai une de ces envies ! … Le latin ! … La langue la plus déréglée et désespérante qu’on ait jamais parlé dans le monde ! Si tant est qu’on l’ait parlée, ajouta-t-il en baissant la voix.
- Vous n’êtes pas sûr qu’on l’ait parlée ? demanda Henrique en souriant.
-
J’en doute. Je ne vois pas que des hommes aient pu se comprendre avec cette contredanse endiablée de mots, avec ce manque de logique qui fait tourner n’importe qui en bourrique. Vous savez ce que c’est qu’une maison en désordre, où personne ne se souvient où sont ses affaires et où on passe tout son temps à les chercher ? Voilà ce qu’est le latin. On ouvre un livre et on commence à le traduire et ça dit : « Les armes, ô homme, et moi, chante, de Troie, et d’abord, des plages. » Qui est-ce qui comprend ça ? Mince alors, qu’ils prennent ces mots et d’autres, qu’ils mettent parfois dans la maison du diable, et qu’ils en fassent quelque chose de compréhensible ! On dirait presque une devinette. Zut à la fin ! Et puis – poursuivit-il, enthousiasmé par le rire de Henrique, qu’il pensait être une approbation – et puis les différentes manière de nommer un objet ? C’est drôle, ça aussi. Nous, nous disons par exemple : « un royaume, des royaumes », et c’est tout. Eux non, monsieur ; ils disent « regnum », et « regna », et « regni », et « regno » et « regnis » et même « regnorum ». Alors qu’on ne vienne pas me faire des éloges de cette langue !

Júlio Dinis, A morgadinha dos canaviais, 1868.

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