Lusopholie

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vol de faucons

Classé dans : - époque contemporaine,littérature et culture — 4 janvier, 2011 @ 8:04

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« Car au commencement de ce livre j’ai dit que je n’y écrirais pas autre chose, excepté ce que j’ai fait de mes mains ; pourtant je dis que dans les livres de fauconnerie j’ai vu écrites maintes choses extravagantes et douteuses, à propos du faucon qui ne veut pas muer. »

Pero Menino, Livre de Fauconnerie, chap. 24, folio 63 v. (XIVème siècle)

[...]

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Le cavalier qui passe au soleil de midi est à présent Luís de Castro, qui en haut de son poing levé brandit aussi son faucon, dont le capuchon ne laisse pas voir les yeux. C’est pourquoi l’oiseau ne voit pas un autre homme qui arrive et qui porte lui aussi, sur sa main protégée, un autre faucon. Et en arrivant près du juge à cheval, frère Gil , à son tour, brandit le faucon qu’il porte.
- N’abusez pas de la chance, frère Gil. N’essayez pas d’abuser de la chance, frère Gil. Deux mâles de cette race ensemble dans un même lieu est une cause certaine de dispute.

- Même s’ils se connaissent depuis toujours et qu’ils se considèrent comme des frères, Luís de Castro ?
- Même ainsi. Les êtres de grande noblesse – noblesse non pas de sang mais de volonté assumée – veulent se voir dans leur propre territoire sans que les autres leur fassent de l’ombre ou ternissent leur propre éclat.
Mais un large sourire fendit le visage du juge, et aux paroles qu’il avait prononcées il ajouta :
- C’est des faucons que je parle, mon frère. Vous le savez.
Frère Gil sourit aussi, parce qu’il n’en avait jamais douté.
Le prêtre ôta le capuchon de son faucon, détachant le lacet qui le retenait, et le fit aussitôt se dresser dans le soleil de Monsaraz. Approchant le visage du bec de son oiseau comme pour lui faire une confidence, il dit…
- Va !
Et le juge en fit autant avec le sien. Les faucons progressaient tous les deux en cercle sans que l’on sache lequel suivait l’autre.
- Regardez bonne-mort, Luís de Castro, voyez comme il s’approche naturellement de votre faucon, sans qu’aucun des deux ne perde sa force de mâle et sans que le ciel soit étroit ou trop petit pour eux. Et pourquoi pas, puisqu’ils sont tous les deux aussi habitués à l’entendement honnête que la lune aux marées ?
Dans le ciel ils volaient tous deux comme des frères qui s’imitent sans s’opprimer. La mer et la lune en vérité.
- Vous avez sûrement déjà pensé à eau-bénite, Luís de Castro.
- Depuis hier. Vous aussi, sans doute.
- Oui, moi aussi.
Dans le ciel du xarês on eût dit que les deux faucons s’approchaient encore plus l’un de l’autre à présent, jusqu’à toucher de leurs ailes les extrémités du territoire qu’ils avaient instinctivement délimité au commencement du vol.
- J’ai peur que la maison que vous lui avez donnée et où votre servante lui porte à manger ne le protège pas suffisamment. Vous faites déjà beaucoup, en tant que chrétien et en tant que juge. Mais les pauvres gens ont parfois en eux de mauvaises pensées, et ils lui font du mal parce qu’ils le croient faible, sans comprendre que ce sont eux qui sont faibles et dignes de plus grande compassion.

» Ecoutez maintenant, Luís de Castro. Si je l’hébergeais, moi, dans ma maison et qu’il y vive, qu’il y dorme et qu’on s’y occupe de lui, il est sûr qu’aucun garçon n’aurait l’audace de le tourmenter, car cela paraîtrait une profanation. Votre servante pourrait-elle passer chez moi comme elle le fait à présent dans la maison que vous lui avez laissée ?
- Bien sûr que oui, frère Gil. C’est ce que vous vouliez ?
- C’est ce qui est nécessaire.
- Alors il en sera ainsi.
En observant les deux faucons le juge remarque que bonne-mort semble à présent fixer le sol, son vol se fait plus rasant. Un peu en avant de lui, son faucon restait au large.
- Juge, il y a encore une chose qu’il faut que vous sachiez avant tout autre : c’est qu’eau-bénite va devenir mon acolyte à la messe.
Il n’y avait aucun nuage dans le ciel. Le lointain était indistinct, presque invisible.
- Je ne vous demande pas si vous savez ce que cela peut provoquer, car je ne vous prends pas pour un imbécile. Mais attention, car bien qu’eau-bénite soit connu pour le fort entendement qu’il a pour les choses de l’église, que ferez-vous s’il a une de ses crises en pleine eucharistie, quand son corps se redresse comme une botte d’osier et que ses jambes et ses bras se mettent à trembler ? N’y aurait-il pas quelques-uns de vos paroissiens qui verraient cela d’un mauvais œil, comme si c’était une intervention du malin ?
Frère Gil sourit à nouveau, et son sourire était condescendant.
- Si je ne craignais pas Dieu, je dirais : « Pauvre malin qui a le dos si large. » Laissez parler les imbéciles, juge. Mettez vos yeux en face de ceux d’eau-bénite, lorsque nous l’avons tiré de la fontaine hier. C’est le respect des gens que je veux pour lui, Luís de Castro. Un respect accru qui leur viendra sûrement à le voir acolyte.
- Je ne sais pas, frère, je ne sais pas. Je vous comprends, comme toujours, mais… et que dira frère goutte ?
Le frère feignit l’étonnement. Il feignit seulement. Il ouvrit grands les yeux et leva sa main gantée.
- Ah, frère goutte… Ne vous inquiétez pas, je m’en occuperai en temps opportun. Quant aux crises et aux tremblements d’eau-bénite, eh bien, espérons que dieu l’en protège durant l’eucharistie. Ne vous faites pas de souci, Luís de Castro.
Regardant les faucons, le frère les envia pendant un instant. Leur compréhension des choses du ciel les délivrait de toutes vaines préoccupations, et il aurait voulu que cette harmonie se propageât au monde terrestre. Il est écrit que les pauvres en esprit hériteront le royaume des cieux.

Sérgio Luís de Carvalho, As horas de Monsaraz, Campo das Letras, 1997

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7 commentaires »

  1. Guess Who dit :

    Tu m’as convaincu … le mois prochain je pars au Portugal, je rajoute ce roman à ma liste d’achats…

  2. gmc dit :

    FALCÃO

    Le vol du faucon
    Est une larme verte
    Tracée sur des cieux embués
    Par la rosée nocturne
    Ses traces volatiles
    S’émerveillent un instant
    Puis disparaissent vers le levant
    Dans un sourire d’étincelle
    Perché sur un poing admirable
    Ses ailes sont des flammes émeraude

  3. lusina dit :

    Merci, gmc !

    Tiago, ce livre est épuisé, et n’a hélas pas été réédité en portugais (au grand dam de l’association des amis de Monsaraz). je crois qu’il va falloir le trouver d’occasion…
    Et il n’a jamais trouvé preneur en français.

  4. maphilo dit :

    ton blog fait vraiment rever

  5. lusina dit :

    Merci de ta visite ! Le tien me plaît bien aussi. A bientôt !

  6. vdc dit :

     » (…)à propos du faucon qui ne veut pas changer. »
    Pero Menino, Livre de Fauconnerie, chap. 24, folio 63 v. (XIVème siècle)

    Ne faudrait-il pas traduire par :
    « (…) à propos du faucon qui ne veut pas muer. » ?

    Superbe blog.
    Très cordialement.
    VdC

  7. lusina dit :

    Merci de votre visite… et de votre question pertinente. :)

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