Les surprises d’un écrivain
Il était en train de terminer le second chapitre avec une relative facilité. Cela coulait bien, de manière fluide, l’intrigue glissait et l’histoire se développait, logique.
Il mit une nouvelle feuille dans la machine et allait porter son verre de rouge à sa bouche, lorsqu’il entendit frapper à la porte d’entrée qui donnait directement dans la pièce de devant où il s’était installé pour écrire et prendre ses repas. Il s’étonna. Bon, c’était peut-être quelqu’un du village qui venait lui demander d’écrire une lettre pour la France, l’Allemagne, ou quelque chose dans ce goût-là. Un peu intrigué, il alla ouvrir. Et il fit un pas en arrière, sous l’effet d’une immense surprise.
Devant lui, se détachant dans la lumière du soleil presque sur son déclin, un homme énorme et barbu le regardait. Mais ceci n’était rien. Finalement il avait déjà vu pas mal d’individus hirsutes, d’ailleurs c’était la coutume en vigueur de se promener ainsi. Ce qui surprenait, c’était que l’individu portait une cuirasse, un casque grec empanaché à la visière remontée, une jupette sur les cuisses, un bouclier rond (avec une inscription en relief indéchiffrable) enfilé sur le bras gauche, une épée courte pendant au côté, bien sûr, et des sandales. En plus de ça, il sentait très mauvais.
Le probable guerrier barbu le poussa agressivement de l’épaule, entra et resta en arrêt à examiner les objets, le sourcil froncé.
Lourival se mit à réfléchir activement, doutant que les Américains soient déjà arrivés dans ce coin-là avec leurs films historiques. Cependant, comme ils arrivaient de tous côtés, du Chili à Oeiras, tout était possible.
L’étranger continuait à regarder autour de lui. Il observait la table, les chaises, le vieux sofa près de la cheminée, les livres sur les étagères. Il mit un doigt sur une touche de la machine à écrire. La touche sauta et fit tac. Il recula et fronça un peu plus le sourcil.
Lourival ne se contint plus. Il lança une question, rude :
- En fin de compte, qu’est-ce que vous voulez ?
L’autre se retourna. Il semblait encore jeune, bien que sa barbe, sa mauvaise odeur et un certain air brutal ne l’avantagent pas beaucoup. Il dévisagea Lourival et, soudain, il eut une expression de lassitude qui adoucit un peu les traits durs de son visage. Et il se mit à parler. Lourival fut stupéfait. Pour autant qu’il se souvienne de la lointaine classe de seconde au lycée, il était en train d’écouter du grec, du grec ancien, avec très peu de déclinaisons, d’ailleurs. Lui vinrent immédiatement à la mémoire l’Iliade, Anacréon, Pindare et tous les pensums qui s’y rattachaient. Le probable grec s’expliquait. Il gesticulait. Il donna un terrible coup de poing sur la table et se tut, les bras ballants.
Lourival ne savait que faire. Cela n’était pas possible, cela ne se pouvait pas. Ne voilà-t-il pas que le visiteur inattendu affirmait être Alexandre de Macédoine ! Alexandre, le Iskenderun de l’arrivée aux Indes ! Quel truc du diable ! Mais il résolut d’envisager l’événement comme il convenait. Il eut un sourire conciliant, fit un geste large et désigna une chaise à côté de la table. Il n’était pas question d’irriter inutilement qui que ce soit.
Alexandre, celui de Macédoine, sourit aussi légèrement mais, subitement, son visage se ferma. Il s’assit en assénant un nouveau coup de poing sur la table. Il quitta son bouclier et son casque, les jetant par terre à côté de sa chaise. Puis il se mit à gratter sa tignasse bouclée, raisonnablement immonde.
Lourival ne fit pas de demi-mesure. Il saisit l’avantageuse jarre de terre cuite, encore à moitié pleine de vin, qui se trouvait sur le guéridon près de la cheminée. D’un mouvement efficace du bras, il la présenta à Alexandre. Et il attendit.
Le grec en puissance attrapa le pichet qui lui rappelait peut-être un objet millénaire, allez savoir, et le porta à sa bouche. Assoiffé, il le vida, s’essuya la bouche du dos de la main, frappa sur la table avec le pichet et rit, rit ouvertement à l’attention de Lourival.
Lourival n’eut plus de doute. C’était ce qu’on pouvait appeler du vin et l’autre était bien le brigand historique. Il tira une chaise et s’assit également.
Le Macédonien, dans un dernier éclat de rire, se leva. Il donna une épouvantable tape dans le dos de Lourival, dégrafa sa ceinture de cuir tressé et jeta son épée sur la table. Il se mit les mains aux hanches, les poings fermés, et regarda fixement, vorace, un pain de campagne respectable que Lourival avait acheté la veille dans l’espoir qu’il lui ferait toute la semaine.
Lourival, encore à moitié sonné par la claque dans le dos, se rappela les obligations de l’hospitalité et se leva pour aller chercher le pain. Ce fut à ce moment-là qu’il entendit entrer quelqu’un par la porte qui était restée ouverte.
Mário-Henrique Leiria, Novos contos do gin, Estampa 1974
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