Archive pour la catégorie '- époque contemporaine'
La nuit
Je vois clairement la nuit : c’est une brebis noire qui avance en dévastant le paysage. Tout à l’heure, elle était blonde, oxygénée. Elle avançait méthodiquement. De temps en temps elle envoyait un baiser à une petite herbe lointaine. Non, elle mordillait la distance avec une avidité régulière, modérée. En ce moment elle hume délicatement. Qui sait, peut-être est-ce une façon de dire bonjour. Non. C’est une légère brise. Une brise qui naît de la pointe de son oreille gauche, l’oreille de l’Ouest, chaque fois qu’un insecte tente de se poser sur le fil fragile du temps. Une brise qui vrombit comme un insecte. Mais tout continue. Il n’y a plus de différence entre la nuit et la distance, entre la distance et la brebis noire.
Je ne vois pas ce que j’écris. L’obscurité s’est emparée de tout. Cela ne sert plus à rien d’écrire quoi que ce soit. Mais je sais que l’obscurité et la nuit sont deux choses très distinctes.
Non. Ce n’est pas la nuit. C’est une dame âgée, vêtue de noir, qui se protège la tête du soleil avec son sac noir. Et qui attire la chaleur.
C’est le début de la mort. De la nuit.
Il n’y a plus qu’à cylindrer l’obscurité. Et que reste-t-il ? L’ombre d’une vieille qui se protège du soleil avec son sac. Une ombre qui s’en est allée et a emporté le jour. Sans que personne ne s’en aperçoive. Sans qu’elle-même ne s’en aperçoive.
Dimíter Ánguelov,Nevoa com flor azul no meio, Colibri, 1999.
Chant
Une nuit tombe contre la lumière,
et les cimes que le songe annonçait disparaissent
au fond du val où les dieux se couchent,
comme des animaux malades. Mais nul fleuve
n’interrompt son cours; et le printemps
fait sortir de terre les premières fleurs,
peignant en jaune le vert
des champs. Cependant, le goût des ténèbres
demeure dans ton âme, avec son entière
amertume; et un écho d’oiseaux sombres
obscurcit ce que tu dis, comme si les paroles
humides du chant avaient séché
tes lèvres.
Nuno Júdice, 3 mars 2007, A a Z
la mer, l’hiver
L’hiver, les plages désertes s’emplissent d’écume
et de mouettes. J’entends le fracas des vagues contre la falaise;
et je respire l’air salé avec l’impression lumineuse
du matin. La nuit, cette image se transforme
en un simple souvenir: et je le colle à la vitre de mon âme
pour ne pas oublier ce que j’ai vu, sachant qu’un
jour je pourrai m’en servir, dans le poème, où la mer se
transformera en cette image que j’ai gardée, par un
matin d’hiver.
Pourtant, je n’entends pas au fond des mots
le fracas de la marée ; ni ne respire, entre
les vers, le froid humide d’un bord de mer où j’ai appris
les couleurs exactes du matin. Le poème n’est pas plus
qu’une carte où j’accompagne, sur la ligne des substantifs,
le courant du monde, et j’imagine, dans la tache
de chaque adjectif, la forme des paysages. Et je feuillette
les strophes en un voyage abstrait, en quête
des grandes plages de la vie.
Mais la mer est toujours collée à la vitre
de mon âme, embuant ce que j’écris
de son rythme matinal.
Nuno Júdice, http://aaz-nj.blogspot.com, 23 mars 2008
Tentation
Gustave Courbet, La somnambule
- Vous voulez voir, monsieur Emanuel ? demanda Laurinda, en sortant la photographie d’un sac en plastique. C’est cette mauvaise, vous voyez ? Alors, dites-moi : est-ce qu’elle a l’air d’une somnambule ?
- Ah, fit Emanuel en regardant la photographie. C’est bien ce que je pensais. C’est La Somnambule de Courbet. Regardez, c’est écrit ici, Laurinda, dit-il pointant son doigt sur le coin inférieur gauche. G. Courbet. Ça se lit bien, la photographie est super-nette. Le G, c’est pour Gustave, en portugais Gustavo, vous comprenez ?
- Bon. C’est en rouge, monsieur Emanuel ! Remarquez bien que c’est en rouge que c’est écrit.
- Et alors ? demanda Emanuel, étonné, en regardant Laurinda. Il signait souvent en rouge.
- Encore mieux, monsieur Emanuel. Il n’y a que celui dont on ne dit pas le nom qui écrit en rouge… le Démon, voilà ! ajouta Laurinda, contrariée. Et ce qu’il fait, c’est tenter de nous détourner de la voie de Dieu. Il nous pousse à avoir peur pour nous tenter, je ne sais pas si je me fais bien comprendre.
Ana Nobre de Gusmão, Aves do Paraíso, Asa, 1997