Statue (imaginaire) de Bernardim Ribeiro
Je vous ai dit, si vous vous le rappelez, que je ne me souvenais que d’une chanson, que mon père disait avoir entendu chanter à la Nourrice. Sans aucun doute, c’est de cette façon qu’il l’entendit.
La chaleur commençait à tomber, et cela faisait un petit moment que le berger à la flûte, assis au bord de la rivière, sur un petit tertre, regardant l’autre rive où le hasard voulut que la Nourrice l’aperçoive. Il jouait de la flûte tout doucement, comme pour lui-même. Et comme il jouait, voici qu’arriva un troupeau de vaches qui couraient, poursuivies par les mouches, et passant devant lui, elles entrèrent dans l’eau jusqu’au poitrail. Cessant alors de jouer, il resta un peu à songer, sans retirer pourtant la flûte de sa bouche, comme transporté. La Nourrice le regarda faire, et elle aurait voulu lui dire de jouer, car elle avait apprécié sa musique, mais comme elle allait le dire, il commença à jouer doucement et d’une manière qui arrêta la Nourrice. Cela lui parut être une chanson triste et plus qu’une musique de berger ; elle l’écouta de toutes ses oreilles, jusqu’à ce que, après un long moment, lâchant la flûte, il se mette à réciter :
[...]
Entre les larmes et les plaintes
est né mon doux transport,
il a tant grandi, en si peu de temps,
qu’il est le plus grand des tourments.
Car ce n’est pas chose de vent
c’est mal de m’oublier ainsi,
car après moi, plus d’autre moi.
Elle se fait tant attendre,
la fin de ce que j’attends,
que la vie me gaspille,
d’elle déjà je désespère.
c’est le Destin qui me guide,
par sa nature contraire.
Ne sais pourquoi je suis né !
Et en disant ce dernier vers, il semble qu’il ne put retenir ses larmes, et, à peine l’eut-il achevé qu’il se tut, empêché par elles. Le comprenant, car il avait laissé tomber la flûte et pris le pan de sa veste pour les essuyer, la Nourrice, là où elle se trouvait, fut tellement saisie de compassion qu’elle ne put retenir ses propres larmes. Et elle lui aurait sans doute parlé si on n’était pas venu l’appeler de la maison. Elle fut obligée de se lever. Elle se leva et s’en fut, tout occupée de l’invention de ce berger, qui lui paraissait un grand mystère. Et comme ce qui doit arriver trouve vite l’occasion de se réaliser, lorsque la Nourrice entra dans la maison, trouvant Aonia seule, de bonne foi et sans penser à mal elle se mit à tout lui raconter, jurant maintes fois qu’il ne pouvait s’agir d’un berger. Et, comme Aonia comprenait déjà très bien la langue de ce pays, la Nourrice lui récita la chanson, en lui racontant que le berger avait laissé tomber la flûte sur le sol aux dernières paroles, et essuyé avec le pan de sa veste, laquelle était de bure, les larmes qui lui étaient venues, et qu’en achevant de les sécher il avait regardé le pan de sa veste, qu’il tenait à deux mains ; et que, se rappelant, semble-t-il, qui il était, ou pour une autre raison qu’elle ignorait, il avait enfoui son visage dedans, en le tenant ainsi entre ses mains, et après un grand soupir il était resté ainsi, et il l’était toujours quand elle était partie ; et que, lorsqu’on l’avait appelée à ce moment-là, il lui en était venu à elle une grande tristesse, comme elle n’en avait pas ressenti depuis longtemps pour une histoire qui ne la concernait pas.
Et les yeux de la vieille Nourrice s’emplirent de larmes lorsqu’elle dit « histoire qui ne me concerne pas », et elle se détourna et s’en fut s’occuper de la maison.
Bernardim Ribeiro, Menina e Moça, première édition Ferrare 1554
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