Archive pour la catégorie 'littérature et culture'
Plus peur de rien
Quand Nandico lui a expliqué que dans des cas très particuliers Japauto acceptait le paiement en deux fois, il a répondu qu’il paierait comptant. Il s’est abstenu de dire qu’il utiliserait jusqu’au bout sa carte de crédit parce qu’il n’avait aucune intention de payer. Sa vie avait changé d’objectif et par conséquent de règles. Sa vie allait cesser d’être Sofia et son travail où il ne pouvait pas porter les cheveux longs ni de tatouages comme celui de Nandico, un serpent sur son cou épais. Un cou de taureau avec un serpent enroulé. Le dessin représentait un serpent sur le point de mordre. La langue bifide qui pointait vers le cou de taureau impressionnait Júlio qui était comme hypnotisé au lieu de se concentrer sur le nouvel objectif de sa vie. La seule obligation qu’il avait, c’était d’anéantir le mal. En y pensant il a soupiré de satisfaction. Pour la première fois de son existence il savait exactement ce qu’il avait à faire, et en plus ce n’était pas difficile d’y arriver.
Pour la première fois, il n’avait peur de rien. Pas d’être renvoyé parce qu’il n’irait plus travailler. Il n’en avait plus besoin puisqu’il ne voulait plus l’appartement que Sofia et lui avaient acheté dans une banlieue sur la bonne rive du fleuve. Et il ne voulait plus la voiture non plus. Il ne voulait rien. Ne rien vouloir, n’avoir besoin de rien, était une sensation si agréable qu’il se demandait pourquoi il n’avait pas décidé ça plus tôt. Il n’aurait jamais plus peur de faillir devant Sofia ou les enfants à venir. Jamais plus. Sa vie était devenue parfaite. Sa vie avec un unique objectif qu’il pourrait atteindre à court, à très court terme, était maintenant incroyablement parfaite.
Dulce Maria Cardoso, O Chão dos Pardais, Asa, 2009 (inédit en français)
La nuit
Je vois clairement la nuit : c’est une brebis noire qui avance en dévastant le paysage. Tout à l’heure, elle était blonde, oxygénée. Elle avançait méthodiquement. De temps en temps elle envoyait un baiser à une petite herbe lointaine. Non, elle mordillait la distance avec une avidité régulière, modérée. En ce moment elle hume délicatement. Qui sait, peut-être est-ce une façon de dire bonjour. Non. C’est une légère brise. Une brise qui naît de la pointe de son oreille gauche, l’oreille de l’Ouest, chaque fois qu’un insecte tente de se poser sur le fil fragile du temps. Une brise qui vrombit comme un insecte. Mais tout continue. Il n’y a plus de différence entre la nuit et la distance, entre la distance et la brebis noire.
Je ne vois pas ce que j’écris. L’obscurité s’est emparée de tout. Cela ne sert plus à rien d’écrire quoi que ce soit. Mais je sais que l’obscurité et la nuit sont deux choses très distinctes.
Non. Ce n’est pas la nuit. C’est une dame âgée, vêtue de noir, qui se protège la tête du soleil avec son sac noir. Et qui attire la chaleur.
C’est le début de la mort. De la nuit.
Il n’y a plus qu’à cylindrer l’obscurité. Et que reste-t-il ? L’ombre d’une vieille qui se protège du soleil avec son sac. Une ombre qui s’en est allée et a emporté le jour. Sans que personne ne s’en aperçoive. Sans qu’elle-même ne s’en aperçoive.
Dimíter Ánguelov,Nevoa com flor azul no meio, Colibri, 1999.
Chant
Une nuit tombe contre la lumière,
et les cimes que le songe annonçait disparaissent
au fond du val où les dieux se couchent,
comme des animaux malades. Mais nul fleuve
n’interrompt son cours; et le printemps
fait sortir de terre les premières fleurs,
peignant en jaune le vert
des champs. Cependant, le goût des ténèbres
demeure dans ton âme, avec son entière
amertume; et un écho d’oiseaux sombres
obscurcit ce que tu dis, comme si les paroles
humides du chant avaient séché
tes lèvres.
Nuno Júdice, 3 mars 2007, A a Z
la mer, l’hiver
L’hiver, les plages désertes s’emplissent d’écume
et de mouettes. J’entends le fracas des vagues contre la falaise;
et je respire l’air salé avec l’impression lumineuse
du matin. La nuit, cette image se transforme
en un simple souvenir: et je le colle à la vitre de mon âme
pour ne pas oublier ce que j’ai vu, sachant qu’un
jour je pourrai m’en servir, dans le poème, où la mer se
transformera en cette image que j’ai gardée, par un
matin d’hiver.
Pourtant, je n’entends pas au fond des mots
le fracas de la marée ; ni ne respire, entre
les vers, le froid humide d’un bord de mer où j’ai appris
les couleurs exactes du matin. Le poème n’est pas plus
qu’une carte où j’accompagne, sur la ligne des substantifs,
le courant du monde, et j’imagine, dans la tache
de chaque adjectif, la forme des paysages. Et je feuillette
les strophes en un voyage abstrait, en quête
des grandes plages de la vie.
Mais la mer est toujours collée à la vitre
de mon âme, embuant ce que j’écris
de son rythme matinal.
Nuno Júdice, http://aaz-nj.blogspot.com, 23 mars 2008