Lusopholie

Lettres, poésie et musique lusophones

Paralysie

Classé dans : - époque contemporaine,littérature et culture — 19 janvier, 2007 @ 8:40

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Frederico, phallocrate, à l’oreille de Maria : « Ton bonheur, c’est ma queue ! Tu es attachée au monde par ce truc que j’enfile à l’intérieur de toi. Vas-y, dis-le : je suis ton esclave… » Oui, son esclave. Dans quelques heures, alors, elle serait l’esclave parfaite, complète, intégrale, puisque, finalement, elle avait accepté de vivre avec lui.
Dehors : trois coups, un silence très bref, comme une respiration, puis trois coups. Frederico pense à sortir de la voiture, à entrer, mais il se souvient que la vieille n’aime pas beaucoup sa tête. Il attendra. Maria viendra, bien sûr.
Il lui avait demandé trois fois, auparavant, de vivre avec lui. Bien que ce soit ce qu’elle désirait depuis toujours, elle avait répondu non, encore aujourd’hui il ne sait pas expliquer pourquoi. Les trois fois, Frederico l’avait baisée furieusement, presque comme un animal, et ensuite, il l’avait ramenée chez elle sans prononcer un mot, muet comme une pierre.
A quoi ressemblerait leur vie commune ? Ce qui faisait peur à Maria : son style de vie à lui, toujours entouré d’amis (avis de la meilleure amie de Maria : un fêtard, on dirait qu’il n’a jamais étudié. »), son habitude indéfectible, le samedi, de se faire des ventrées de funje [
1](« Le funje ne se mange pas : il se bouffe », disait-il en riant), en somme, son excès de libéralisme, son libertinage, même. Depuis toute petite elle avait été habituée à la discipline, à des horaires rigoureux, aux normes clairement établies, au rangement et au ménage. (« Je ne supporte pas de voir une particule de cendre sur le tapis. ») Elle avait toujours tenté, de plus, d’inculquer ces habitudes à ses deux fils, tâche beaucoup plus ardue à présent, quand on sait que l’éducation est à la traîne et que les professeurs en savent bien moins que leurs élèves. Frederico aiderait-il à donner aux garçons une éducation convenable ? Maria avait de sérieux doutes, du moins à en juger par l’ironie avec laquelle il commentait sa manière de les élever. « Mon amour, cesse d’interdire aux enfants de marcher pieds nus dans la maison ! Ils vont avoir les pieds plats… », disait-il. Et aussi : « Laisse-les ouvrir les voyelles ! Ne te fais pas d’illusions : le portugais va se modifier ici, il est déjà en train de changer… »
Dès que, la semaine précédente, Maria avait accepté la quatrième proposition en dix ans de vivre avec Frederico, elle avait cessé de rêver. Depuis qu’elle l’avait rencontré et qu’il avait réussi à l‘entraîner dans son lit, elle rêvait régulièrement de lui, l’imaginant comme un homme immense qui s’approchait toujours avec un éclat silencieux dans le regard, pour l’emmener dans ses doux bras chaleureux vers un endroit fait de nuages, d’oiseaux piaillants et de fumées diaphanes et sucrées. Frederico était attentionné, sensible, il lui avait permis de se sentir, pour la première fois, une vraie femme. Il était fort aussi, sûr, il lui ôtait tous ses doutes, il l’aidait à mieux comprendre les choses, à supporter le quotidien. « Oui, je crois que je le veux… » Mais pourquoi, alors, les rêves avaient-ils cessé ? Et pourquoi ce vide atroce (« plus angoissant que celui que j’éprouvais quand je vivais avec Rui ») cette peur qui la paralysait, cette envie subite de rester de là pour toujours, cachée sous les draps de sa mère, d’abdiquer de tout, y compris de la fête du nouvel an ?

João Melo (Angola) « Maria chérie », in Imitação de Sartre et Simone de Beauvoir, Caminho, 2003

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1) Plat traditionnel angolais, farine de manioc ou de maïs accompagnée de viande ou de poisson.

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La jeune fille aux rossignols

Classé dans : - XIXème siècle,littérature et culture — 15 janvier, 2007 @ 11:08

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Santarém, azulejos

Cette fenêtre m’intéressa.
Qui aurait le bon goût et la chance de vivre ici ?
Je m’arrêtai et me mis à aimer la fenêtre.
Elle m’enchantait, elle me retenait là comme par un sortilège.
Il me sembla entrevoir un rideau blanc…et une silhouette derrière… Imagination, c’est sûr ! Si la silhouette était féminine !… Le roman serait complet.
Comme cela doit être beau de voir le soleil se coucher de cette fenêtre !…
Et d’entendre chanter les rossignols !…
Et de voir se lever une aube de Mai !…
S’il y avait quelqu’un ici qui en profite, de la délicieuse fenêtre ?…qui l’apprécie et sache jouir de tout le plaisir tranquille, de toutes les saintes joies de l’âme qui semblent voleter autour d’elle ?
Si c’est un homme, c’est un poète ; si c’est une femme, elle est amoureuse.
Ce sont les deux êtres les plus semblables de la nature, le poète et la femme amoureuse ; ils voient, sentent, pensent et parlent comme les autres ne voient, ne sentent, ne pensent et ni ne parlent.
Dans la plus grande passion, dans la plus pure des affections de l’homme qui n’est pas poète, entre toujours son content de vile prose humaine : c’est un alliage dans lequel n’est pas travaillé son or le plus fin. La femme, non ; la femme amoureuse se sublime vraiment, s’idéalise aussitôt, elle est toute poésie ; et il n’est pas de douleur physique, d’intérêt matériel, ni de délices sensuels qui la fassent descendre au positif de l’existence prosaïque.
J’en étais là de mes méditations, lorsqu’un rossignol entama la cantiga la plus belle et la plus éperdue que j’aie entendue depuis longtemps.
Il était au pied de ladite fenêtre !

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Marche forcée

Classé dans : - époque contemporaine,littérature et culture — 15 janvier, 2007 @ 9:33

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On rentre à la ferme (Tissu appliqué d’Evelyne Régnault)

« On multiplie ses pas pour avoir plus de terre … On bouge et le monde trouve son assise. Il suffit d’un pas pour que le monde commence. »

(J.-L. Giovannoni)

Ma mère me disait, qu’enfant, ses chaussures c’étaient des sabots ou des chaussures noires taillées dans du caoutchouc. Et c’était heureux d’avoir des souliers sinon on allait pieds nus.
Les gens marchaient énormément. Des villages reculés, des bourgades escarpées, des sentiers poussiéreux plutôt que des routes asphaltées… Et ça montait et ça descendait. On marchait pour aller travailler aux champs, pour aller à la foire, pour aller à la messe, pour aller à l’école, bien souvent le soir, dans un village plus lointain. On marchait à l’occasion des fêtes paroissiales. À l’occasion des processions, des mariages et des cortèges funèbres. Et pour aller travailler, plus loin toujours, dans les campagnes où l’on avait besoin de bras… garder des troupeaux, faire les semailles les récoltes, pour servir à la ville comme servante. Les hommes marchaient pour les mêmes raisons, et parfois pour l’armée. Bref, ce que ça pouvait marcher… donc des chaussures en caoutchouc, quand il y en avait, c’était bien.
Les fameuses portugaises bien droites, mollets rondelets et musclés, et hop, ça s’élance dans les villages, dans les villes… On marche loin pour pouvoir vivre. On va se louer ou on est « placé » à la ville. On y va à pied et, quand on est maltraité dans une maison de bourgeois ou de paysans plus aisés, on repart. On revient à pied.
Parfois il peut y avoir une carriole, un âne qui s’arrête sur le bord du chemin. Rarement une voiture. De toute façon est-ce qu’une voiture se serait arrêtée pour prendre quelqu’un au bord d’une route, une femme, un gamin, un homme aux pieds crevassés, aux chaussures plus défoncées que le maigre asphalte… Vous le faites vous aujourd’hui ? Alors pourquoi les quelques nantis qui avaient des voitures autrefois dans ces coins-là l’auraient-ils fait ?
Pour aller au Brésil autrefois, on marchait, mais aller à Lisbonne prendre un bateau, ça faisait loin. On pouvait peut-être prendre un train… jusqu’au train on marchait. Sur le quai, on piétinait. Et paf, traversée de trois semaines, où les pieds tournaient en rond. Ils devaient soudain se demander ce qui pouvait bien leur arriver.
Pour aller dénicher le paradis français, le pied… s’il n’y a pas de passeport, et bien il y a la marche de nuit jusqu’à la frontière. Ça faisait un peu de changement car avant c’était toute la sainte journée qu’on marchait. Le corps devait se reposer le soir pour bien travailler le lendemain. Pas trop traîner, pas le soir… on sait jamais les mauvaises pensées dans les pieds, dans les mains, à la nuit tombée… vaut mieux s’affaisser.

Ilda Mendes dos Santos, in Récits de Voyage, www.sudexpress.org

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Chanson d’ami (variation 3)

Classé dans : - moyen âge/ XVIème siècle,littérature et culture,Poesie — 14 janvier, 2007 @ 4:05

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« Combien de demoiselles la terre a-t-elle déjà englouties par tant de regrets que leur ont laissés des chevaliers qu’une autre terre engloutit par d’autres regrets ? Les livres sont pleins d’histoires de demoiselles qui sont restées à pleurer pour des chevaliers qui s’en allaient, et, de plus, ne manquaient pas d’éperonner leurs chevaux, parce que ceux-ci étaient moins oublieux de l’amour qu’eux-mêmes. »

Ce livre n’est destiné qu’à un seul être. Mais de celui-ci je n’ai plus rien su, depuis que ses infortunes et les miennes l’ont emmené dans des pays lointains et étrangers où je sais bien que, mort ou vivant, la terre le possède sans qu’il y prenne plaisir, pour son malheur. Mon loyal ami, qui vous a emmené si loin de moi ? Car vous avec moi, moi avec vous, nous avions coutume de nous consoler de nos grands chagrins, dérisoires comparés à ceux venus plus tard ! A vous, je vous racontais tout. Quand vous vous en êtes allé, tout s’est changé en tristesse, il ne semble pas que celle-ci ait fait autre chose que se tenir à l’affût de votre départ. Et, pour que tout me navre encore davantage, il ne m’a pas été donné la consolation de savoir dans quelle partie de la terre vous alliez, car mes yeux se seraient reposés en portant la vue de ce côté-là. Tout m’a été enlevé, dans mon malheur il n’y a eu ni remède, ni réconfort. À mourir vite cela aurait pu m’aider, mais cela ne m’aida pas. Au moins pour vous l’infortune usa d’une manière de pitié en vous éloignant de ce pays ; puisque ne pas ressentir de souffrances était pour vous sans remède, elle vous donna de ne plus les entendre. Pauvre de moi, qui parle à présent sans voir que le vent emporte mes paroles, et que ne peut entendre celui à qui je parle !

 

Bernardim Ribeiro, Menina e Moça, (1ère édition Ferrare 1554)

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Bonheur tranquille

Classé dans : - époque contemporaine,littérature et culture — 13 janvier, 2007 @ 9:44

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prothées

Deux mois plus tard ils étaient mariés. Marisa avait apporté deux petites valises de la chambre de pension où elle vivait, et s’installa dans la maison comme si elle y avait toujours vécu. Paul sentit que la maison l’acceptait, qu’il y avait une intimité entre la jeune femme et les objets, les meubles, les rideaux neufs qu’elle avait faits elle-même, les pierres qu’elle avait disposées sur les étagères ou sur les tables, les vases qu’elle avait achetés et qui étaient toujours pleins de fleurs, les reproductions de Chagall et Redon qu’il avait sur ses murs. Même avec la nourriture elle avait une relation particulière, elle aimait cuisiner et Paul restait à la regarder couper les légumes, choisir les aromates, pétrir la pâte du pain ou des gâteaux, avec une sensation de bonheur absolu. Il l’aida à planter des herbes aromatiques dans une petite plate-bande, mais le reste du jardin devint son domaine à elle et en peu de temps, presque par magie, les fleurs poussèrent de tous côtés, l’arbre semblait s’être éveillé d’un long sommeil et ses feuilles prirent un vert profond, tendre, qu’elles n’avaient jamais eu ; les oiseaux chantaient tout le temps, bien qu’ils se maintiennent loin du sol parce que tous les chats du voisinage faisaient leur apparition dans le jardin. Marisa aimait les chats et ils le sentaient, quelquefois ils entraient dans la cuisine, ou se couchaient sur le rebord de la fenêtre, il ne fallut pas longtemps pour qu’une chatte fasse ses petits dans une fente du mur et que les chatons se mettent à jouer entre les plates-bandes.

Ana Teresa Pereira, (Madère) « Des fleurs pour une sorcière », in Se eu morrer antes de acordar, Relógio d’Água, 2000

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Pour 2007

Classé dans : - époque contemporaine,littérature et culture,Poesie — 12 janvier, 2007 @ 12:01

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Auguste Rodin, L’homme qui marche

 

L’homme qui entend encore un écho du
monde, qui ne se contente pas de se regarder
lui-même, qui respire le fumier des
civilisations et le parfum de la vie,
n’a pas le temps d’être silencieux. Sa
voix naît du plus profond de la colère
qui afflige ceux qui ne savent d’où
ils viennent; sa douleur croît comme la plante
qui corrompt l’âme de ceux qui
se sont perdus et ne se rappellent plus
où ils vont. L’homme debout a
l’âge que vous voudrez bien lui donner; ses
bras levés sont ceux de tous
ceux qui les ont laissés tomber ; ses
yeux voient ce que nous ne savons plus
voir. Mais cet homme a besoin de notre
voix, afin que le silence ne l’éloigne pas
de nous. Cet homme continue
à hésiter, alors que les cris lui parviennent
de tous les côtés de l’horizon. Cet homme porte
sur le visage l’étonnement de ce que nous lui avons fait ;
et il continue à marcher, comme s’il y avait encore
une direction possible pour ses pas.

Nuno Júdice, Natal 2006

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La longue route

Classé dans : - époque contemporaine,littérature et culture — 11 janvier, 2007 @ 1:59

 

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Caxias, 26 avril 1974. Libération des prisonniers politiques

[...]
Un beau jour de 1965, mon père a été dénoncé. Il s’est échappé, et s’en est sorti, seul, et les pieds en sang. Il est arrivé en France, à Toulouse où il avait un frère, et une tante bigote.
Ma mère, elle, a pleuré, est retourné chez ses parents jusqu’à ce qu’il lui donne signe de vie.
Clandestines, nous le retrouvâmes en 1967. Deux ans pour faire 1500 kms, en ce temps là on savait prendre le temps de voyager!
De Toulouse, mon père avait trouvé et payé un passeur, originaire de Chaves. Il avait prévenu ma mère par courrier. En ce temps là, les femmes mariées devaient voyager avec l’accord du mari. Obtenir un passeport était exclu, nous allions voyager sans filet !
Nous sommes partis avec un frère de mon père, (déserteur, je crois), par le train, de Grândola, via Lisbonne, jusqu’à Chaves où nous avions rendez-vous. Nous avons rêvé le temps du trajet, arrivés au lieu dit, personne ne vint. Nous avons fait demi-tour. Retour à la case départ.
Quelques semaines, peut-être était-ce, quelques mois plus tard, nous sommes repartis à Chaves. Cette fois, le passeur était là. Combien étions-nous ? 5, ou plutôt 10 clandestins à l’appel. Les instructions étaient très strictes : la frontière se passait à pied, la nuit, et séparés les uns des autres pour échapper plus facilement aux chiens et à la vigilance des douaniers.
Le premier obstacle a été brillamment passé. Aucune arrestation. De vrais indiens ! Pensez-vous qu’une petite fille de 5 ans ait peur la nuit ? Détrompez-vous, même pas faim, même pas soif, même pas sommeil, et même pas de pleurs ! (ils pourraient entendre !)
En Espagne, nous prenons le train jusqu’à la frontière Irun/Hendaye. Cette fois, nous attendons la nuit pour dormir dans un grenier, où, damned, au petit matin, j’ai oublié ma robe à pois bleus, faite sur mesure, par Tia Beatriz. Inconsolable, j’ai été, longtemps.
L’aventure continue pour rejoindre Papa, Maman me l’avait bien dit qu’on y arriverait, mais où est passé Ti João ?
Cette fois, nous passons la frontière de jour, Maman me tient par la main, nous sommes au milieu d’Espagnols qui se rendent de l’autre côté. Qu’est-ce-qu’ils font ? Ils vont travailler. L’un deux, complice et ému de voir une si jeune femme avec une enfant m’offre une orange.
C’est la fin du voyage.
A partir de cette date, le Portugal, Grândola, la famille, les amis, nous sont interdits, ils nous sont fermés. Nous pensions à eux, comme s’ils étaient prisonniers et nous, presque coupables d’être libres.

Cândida Rodrigues, avril 2004 (In Récits de voyages, http://www.sudexpress.org)

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un dur

Classé dans : - époque contemporaine,littérature et culture — 10 janvier, 2007 @ 9:44

 

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Xuinga était connu comme taggueur, mais il préférait qu’on pense à lui comme à un jeune artiste de talent en voie de développement. Même s’il n’avait jamais fait un dessin acceptable et s’il mélangeait les bombes de peinture.
- O Xuinga, mec ! Tout ce que tu sais faire c’est de la merde, connard ! disaient les autres en se moquant de lui.Mais Xuinga ne faisait pas attention, parce que l’espoir est le dernier sentiment à mourir, et continuait à piquer de l’argent dans le sac de sa mère pour le claquer en bombes de couleurs. Quand il était plus petit, à cause de ça, il prenait des coups d’horloge en bois sur la tronche. L’engin, qui n’avait jamais fait montre de vouloir fonctionner un jour, était toujours à la portée de sa mère quand elle se mettait en colère. Et c’était souvent qu’il atterrissait sur la tête de quelqu’un. Surtout sur la sienne. Malheureux et rageur, Xuinga mit un jour la main derrière sa nuque, et, sentant une dépression, déclara, tragique, à qui voulait l’entendre :
- Enculé, la vieille m’a fait changer la forme du crâne avec cette saloperie d’horloge. Je suis handicapé !

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